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Shugyo
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11 janvier 2008

le Kendo, ce que j'en ai écrit il y a trois mois

Pour commencer fort, je vous livre un petit texte que j'avais écrit il y a quelques mois lorsque j'ai commencé le chemin physique du Kendo, c'est à dire franchir le pas de m'inscrire dans un dojo, après de nombreuses lectures sur le sujet. (Les connaisseurs reconnaîtront certaines pensées de Kenshis connus):

Avec un certain regard sur ma vie, et sur ma façon de penser et de concevoir le monde aujourd'hui, je ne peux que constater l'étendue des changements qu'ont accompli en moi l'étude, d'abord intellectuelle, puis morale, et enfin physique, de la Voie du Sabre, et des ses corollaires, que sont l'histoire du Japon Médiéval, et de la philosophie de ceux qui l'ont construite, les Samurais.

Je n'ai ni la prétention, ni même l'envie, de vouloir leur ressembler, ou m'appliquer comme le font certains à mettre en valeur, sous un certain jour, des composantes de leur personnalité, en essayant de renouer avec des choses qui ne sont plus de notre temps. Cela n'est ni utile, ni constructif. Vivre dans le passé n'est pas une voie qui conduit à l'harmonie avec soi et avec le monde qui nous a vu naître. Mais ce n'est pas une raison pour renier des choses, qui, si elles n'existent plus ou peu s'en faut aujourd'hui, ont conduit tant de recherches, personnelles et culturelles, à bâtir un construit cohérent qui a dirigé un courant de pensée plus vieux et plus durable encore que ceux des religions/philosophies occidentales.

C'est donc uniquement dans un but de témoignage que je décide d'écrire cet article aujourd'hui. Il n'a vocation ni à dogme, ni à enseignement didactique, c'est juste l'histoire, et la description, d'un concept qui peut changer une vie.

Un sabre est une arme. Un objet de métal tranchant destiné à tuer. "Détruire l'ennemi", disait Musashi, est la seule  fonction pratique d'un sabre, et il ne doit être sorti du fourreau que pour cette unique raison. De même qu'il écrit, dans le Livre du Feu du Gorin No Sho (Traité des Cinq Roues), qu'en combat ce but à atteindre doit être la seule préoccupation du guerrier maniant le sabre.

Pourtant Musashi est autant guerrier que philosophe, autant penseur qu'homme d'action. Que se cache-t-il derrière des propos qui nous semblent si étrangers, si barbares, même ? Que s'est-il passé pour qu'aujourd'hui encore des dizaines de millions de pratiquants à travers le monde suivent la Voie du Sabre? Pas de criminels parmi eux. Pas d'agités du bocal. Pas de psychopathes. La population des dojos a de nombreux défauts, comme toutes les populations, mais pas ceux-là.

Ce qui s'est passé est fort simple. Le sabre est né dans la tourmente d'un Japon Féodal en guerre permanente, et a traversé les âges comme arme de champ de bataille et comme arme de protection personnelle. Mais la lance et la hallebarde, puis la révolution de l'arme à feu, l'ont évincé des champs de bataille comme arme principale, et la pacification interne du Japon en a bientôt éliminé l'usage en tant qu'arme de self défense. Soyons honnête, qui penserait à un sabre en tant qu'arme valable aujourd'hui ? Quel que soit le terrain d'utilisation possible, il n'est, en tant qu'arme, que la relique d'un passé révolu. Ceux qui voient les Arts Martiaux comme un moyen de faire du self-défense doivent préférer au Kendo les Arts de pied et de main, bien plus efficaces et faciles de déploiement en situation à risque (mis à part au Japon on voit peu de bokkens (sabres en bois d'entraînement) hors des dojos ou des demeures des particuliers en possédant. Et ne parlons pas d'un Iaito ou d'un véritable Katana...)

Alors Pourquoi ? Parce qu'à l'orée du 17e siècle l'arme à feu a révolutionné les champs de bataille du Japon, et que cent ans plus tard le sabre n'avait plus lieu d'être considéré comme une arme. Et puisque les Samurais, où ceux désirant poursuivre la voie spirituelle qui était la leur, le Bushido, voyaient en leur sabre le symbole de leur âme, ils lui ont trouvé un nouvel emploi proche de cette idée, et éloigné de la guerre, son origine.

Par une sublimation d'une rare amplitude, d'outil destiné à tuer son semblable, le sabre est devenu instrument  de perpétuation d'un idéal, et d'accomplissement personnel au travers de celui-ci.

La technique a suivi l'objet: de Kenjutsu, l'art de manier le sabre pour se battre de façon effective sur un champ de bataille ou dans la rue, est né Kendo, la Voie du Sabre, l'art de comprendre une part de soi et du monde au travers d'un accomplissement personnel unissant esprit, corps, âme, autres, et environnement.

Si les gestes sont les mêmes, ou peu s'en faut, l'énergie et la détermination identique, sous peine de pratiquer une danse avec un outil particulier, c'est l'Objet qui a changé. Aujourd'hui le sabre ne coupe plus que du vide. Mais par la compréhension de ce qu'il fait, et ressent, le praticien s'unit avec le monde.

Le passage de l'un à l'autre des modes de pensée n'est ni évident, ni même parfaitement défini conceptuellement. Mais l'analyse qu'on peut en faire fournit quelques clefs intéressantes pour comprendre ce petit miracle.

1) Se connaître, "L'esprit de la chose même"

   Musashi fait une conclusion en deux temps de son merveilleux ouvrage, le Gorin No Sho. Alors qu'il encourage le disciple à comprendre "l'Esprit de la chose même", expression peu interprétable qui nécessite la lecture du livre pour la saisir, il conclut le dernier livre, celui du Ciel, par "Vous êtes l'esprit de la chose même!". Curieuse façon de commencer une analyse que de prendre la conclusion d'une autre, d'une valeur incomparablement supérieure, mais ce choix n'a qu'un seul but: illustrer le premier mouvement de la Voie du Sabre: se connaître. Cette injonction de Musashi est l'équivalent japonais du célébrissime "Connais-toi toi-même" de la Grèce antique, preuve s'il en est de la sagesse universelle de la plupart des préceptes des Arts Martiaux.

            Le corps est souvent, dans nos sphères et nos sociétés intellectuellement avancées, le parent pauvre du triptyque constituant un individu: Corps, Ame, et Esprit. Cela vaut bien sur pour mon cas personnel, mais beaucoup moins depuis que j'ai découvert ce dont je traite aujourd'hui. Si la motivation qui m'a poussée à aborder les arts martiaux était spirituelle dès le départ, le besoin se situait au niveau du corps. Peu sportif dans l'âme, pour ne pas dire pas du tout, et ayant découvert les dégâts que peuvent causer une scission nette entre corps et esprit chez un individu, et un quasi abandon du premier, je m'étais décidé à trouver une activité me permettant de me réconcilier avec mon individu matériel, et qui, en même temps, ne m'apparaîtrait pas comme une activité physique dénuée de Sens. Les Arts Martiaux m'offraient cette possibilité. Mais l'esprit self-défense, et sa progressive occidentalisation/américanisation/vandammisation me rebutait. De même que la bagarre ou ce qui y ressemblait pour mes yeux non avertis. Le sabre a été une révélation pour moi. Elégant en tant qu'objet, il l'est aussi en tant que pratique. Et de par l'aspect sobre et rigoureux de sa pratique, il confine très vite à un exercice mystique dont on sent immédiatement qu'il n'a pas pour objet de déverser sa testostérone sur le copain d'en face. Je ne fais pas ici le procès des arts martiaux de pied/poing, mais simplement je trouve que le ressenti visuel, pour le néophyte complet, n'est pas du tout le même.

            Mais les premières leçons sont douloureuses, et le sabre est un art éminemment physique. Rythme, endurance, précision et synchronisation des gestes, les débuts sont pénibles. Et si l'armure amortit les coups et évite les contusions graves, les frappes subies n'ont rien d'agréable. En cela le Iaido, l'art complémentaire du Kendo, qui se pratique avec une arme en métal avec fourreau, sous forme de katas dans le vide, est encore plus dépouillé, spirituel, et non violent. Mais on ne peut apprendre ce dernier sans le Kendo, sinon on risque de sombrer dans la danse et l'autosatisfaction vide de rigueur... et donc ne rien apprendre.

            Le corps est donc le premier véhicule de l'art, et celui qui se développe en premier. Mais son développement, dans la vie de tous les jours, n'est pas de la plus grande des utilités en tant que tel. Le Kendo ne façonne pas un corps d'athlète. Le kendo travaille à l'intérieur de soi, principalement au niveau de la ceinture abdominale et des jambes, qui font 80 % du travail physique des exercices. Il n'affine pas, il ne fait pas les épaules carrées, il ne transforme pas un bureaucrate en surfeur, j'en suis la preuve vivante. Le Kendo ne muscle pas les bras non plus: la force dans les épaules et dans les bras est l'ennemie du praticien débutant: il faut laisser filer le sabre, pas en tordre le manche comme une serpillière. La force des bras rigidifie le corps et diminue l'amplitude des mouvements. La seule force qui anime le sabre doit venir du ventre. Et la force annexe qui dirige vient des jambes, qui sont déjà suffisamment fortes chez un individu normal.

            L'apport au corps est d'une autre nature: il réside dans l'apprentissage de deux fondamentaux, utiles dans la vie de tous les jours: la posture, et la respiration. Sur ces deux thèmes on peut écrire un livre, certains l'ont fait et sont bien meilleurs que moi pour les décrire. Mais pour résumer je puis en dire ceci:

            La Respiration donne l'endurance, le calme, la concentration, et une grande partie de la force. Comme pour chanter, comme pour tout effort un tant soit peu éduqué, on respire avec le bas des poumons et le ventre en Kendo. Une respiration abdominale lente et profonde, rythmée sur l'action, est la base de l'endurance. On ne s'essouffle pas. On ne s'excite pas non plus. On ne se distrait pas. Pour le reste, faites le test: faites un effort en inspirant, et le même en expirant. Comme le "Hisse!" des dockers ou le cri de certains joueurs de tennis au service, le Kendo enseigne la force par l'expiration lente et contrôlée, et les inspirations courtes qui viennent naturellement quand on inspire bien, en poussant sur le diaphragme. On expire pour bouger, pour couper, pour recevoir une coupe (ça fait beaucoup moins mal !), on inspire sur un temps mort. C'est le premier apport du sabre: apprendre à respirer. Et c'est le premier gain au niveau spirituel: en respirant de façon intelligente et appropriée, on discipline un instinct extrêmement profond, vital, et on fait un grand pas vers le Contrôle de Soi.

            La Posture est aussi importante que la respiration, et elle lui est intimement liée: on ne respire bien que lorsqu'on est en bonne posture, et si on se force à bien respirer sa posture s'améliore. L'essence de cette posture est simplissime: il faut asseoir le haut du torse en bon équilibre sur le creux du dos au niveau des reins. Clef de voûte du corps humain, la 5e vertèbre lombaire, la seule dont les surfaces portantes ne soient pas du tout parallèles, mais en coin, est au centre de la posture. Le hakama, le pantalon d'exercice, et jupe culotte traditionnelle du samurai, la symbolise par un trapèze de tissu renforcé au creux du dos. Bien placer son dos par rapport à cette vertèbre est la clef de toute posture équilibrée. Une posture équilibrée rend le corps disponible, relaxé, prêt à changer de trajectoire sans effort. Une posture équilibrée permet une démarche rapide à grandes enjambées et peu fatigante. Une posture juste place bien le crâne par rapport au buste et libère les muscles du cou: les yeux sont mieux placés, le cerveau mieux irrigué, le coeur moins en peine. Deuxième jambe sur laquelle s'appuie la discipline et le Contrôle, la posture est aussi source de l'éveil des sens, la Perception, la Vigilance, le Réflexe.

            Seule une bonne posture et une bonne respiration garantissent les bienfaits plus spirituels de la voie du sabre. De même que le bon esprit imprime une bonne posture. Posture et Respiration mènent aussi à la sensation et à l'expression du Ki, l'énergie spirituelle, tout à fait physique et perceptible, mais qui est très mystique, dans le sens où elle est presque indescriptible de façon rationnelle.

            Jeune j'étais plutôt dans le genre "sans colonne vertébrale", et bien entendu je ne savais pas respirer, aussi j'étais passablement faible physiquement. Je peux donc dire que même si ça n'est pas forcément très apparent, l'art du sabre m'a reforgé physiquement. Et cette refonte m'a aussi bien changé spirituellement comme nous allons le voir par la suite. Respiration et Posture ne sont pas automatiques en toutes circonstances chez moi, loin de là ; il me reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Mais savoir m'y conformer est déjà un apport indéniablement positif. Tous les pratiquants vous le confirmeront, et ces choses sont également enseignées dans de très nombreux domaines, physiques ou artistiques notamment.

            On part donc de cet apport apparemment simplissime, et qui pourrait être évident et donné à tous dès le plus jeune âge avec une éducation appropriée, qui n'a malheureusement cours nulle part. Respirer, avoir une Posture correcte. Mais ceci a un impact fondamental sur l'Esprit. Regardez vous par exemple avant de passer un entretien, avant de chanter, avant de parler à quelqu'un que vous jugez important. Pendant quelques instants une mémoire fossile va vous faire adopter Posture et Respiration. Vous allez vous redresser, même quelques secondes, inspirer à pleins poumons, peut-être pas adroitement mais en voulant avaler un maximum d'air, expirer profondément pour vous relaxer.... puis abandonner tout ça et vaquer à votre occupation. Mais UNE respiration correcte et quelques secondes de bonne posture vont vous suffire à gérer au moins partiellement le stress, vaincre votre timidité, briser l'effet pervers et paralysant du trac, etc.

            Imaginez donc ce que cela peut donner chez des gens dont l'entraînement est suffisant pour vivre en permanence avec juste Posture et Respiration... L'impact de ces deux fondamentaux sur l'Esprit est impressionnant. Pour ma part, qui, comme beaucoup, comprenait l'influence de l'esprit sur le corps, mais non l'inverse, cela a constitué une petite révolution pour moi.

            C'est tout le sens du nom de mon art martial favori, le Iaido, dont j'ai déjà parlé. "I", c'est soi, son esprit. "Ai", c'est l'union. Iaido, la Voie de l'union avec soi-même, de son esprit et de son corps. Curieuse appellation que celle-ci, pour un art qui, plus que le Kendo encore, est proche de l'esprit du sabre: on pratique avec une arme véritable, affûtée ou non, et non pas avec armure et shinai (sabre de bambou) d'entraînement. Et le sens des katas est on ne peut plus explicite: il s'agit de dégainer, couper, plus ou moins directement, faire chiburi, et rengainer.

            Le tout en un minimum de gestes et avec un minimum d'effort, le plus prestement possible. C'est une gestuelle extrêmement guerrière, et pourtant un kata de Iaido semble à la fois paisible, car contrôlé, et est indéniablement esthétique. Et cet enchaînement de gestes, interprété selon un incalculable nombre de techniques et d'écoles, dérive directement d'un entraînement qui, autrefois, lorsque la vie l'imposait, permettait de survivre, en prenant la vie d'un autre. Tout le paradoxe des arts martiaux traditionnel est là, dans ces quatre gestes. Mais tout leur apport aussi.

            Respiration et Posture, base de tout. Mais ensuite tout se passe dans la tête, avant de retourner au corps (nous développerons ce retour dans le paragraphe suivant). Nous avons parlé des apports directs de ces deux fondamentaux sur l'esprit. Calme, concentration. En cultivant cela, on peut ajouter très vite deux notions: paix intérieure, et Vide. Faire le vide en soi n'est pas un vain mot qui fait bien dans une superproduction hollywoodienne. Faire le vide n'est pas avoir la tête vide, au contraire. Faire le vide, c'est accepter d'être pénétré en soi par le monde extérieur. Rejeter pensée auto-entretenue, sans rapport avec l'extérieur, rejeter préjugé, rejeter cette part de Soi qui ne vit que pour elle et par elle. On fait le vide en acceptant de devenir passif au monde, en pensée, quand on est en état de paix. C'est à dire détendu et concentré. Faire le Vide, voilà un immense apport des arts martiaux pour tout occidental stressé, préoccupé, overbooké, et la plupart du temps, égoïste, pour ne pas dire égocentrique. Car faire le Vide en acceptant la passivité vis à vis de l'extérieur, c'est le premier pas du Sacrifice, du Renoncement au Soi divinisé. Nous verrons pourquoi il est nécessaire d'avoir cet esprit dans la pratique des arts martiaux dans la IIe partie de cet article: Le Monde. Juste deux mots pour orienter la pensée du lecteur: Perception, Disponibilité.

            Ces choses acquises, qui peuvent l'être et nous le verrons, par d'autres Voies tout aussi spirituelles mais beaucoup moins martiales (je pense à la méditation Zen notamment), le travail sur l'esprit est loin de s'arrêter là. Plus que cela, Perception et Disponibilité ne sont qu'un début. Les vertus de l'esprit du guerrier s'appuient sur ces vertus de l'esprit de l'homme, elles n'y sont pas confinées.

            Avec Posture et Respiration, et avec l'indispensable entraînement bien sur, vient naturellement ce qu'on cherchait dès le départ, sans savoir vraiment pourquoi ni comment: la force. Non pas une force physique pure, mais davantage une prise de conscience de la réalité de sa force naturelle. J'insiste sur ce fait: un kendoka, même confirmé, n'est pas d'une force herculéenne. C'est totalement inutile. Le sabre insiste sur l'utilisation de sa force naturelle, et non sur l'acquisition d'une force surhumaine. Et c'est là tout l'intérêt: le sabre cultive trois types de force: physique, technique, et mentale. Pour illustrer le propos, je vais vous donner une très belle image de la progression de la force et de son importance par maître Okada Morihiro, l'une des plus grandes éminences du Iaido moderne, décédé il y a quelques années seulement. Il enseignait à l'un des piliers de l'art du sabre français, alors son disciple, Pierre Delorme, ceci:

A trente ans l'homme est à un sommet de sa forme physique, et de sa force. Sa technique commence à être correcte, et la force de son esprit vient de s'éveiller. A 45, sa force est encore bonne, sa technique a atteint un niveau où elle augmentera difficilement par la suite, et son esprit se renforce. A 60 ans, sa force physique a décliné, sa technique s'est améliorée, mais pas beaucoup, mais son esprit est enfin pleinement éveillé. Or, il est visible, dans chaque tournoi, dans chaque entraînement, qu'un aîné de la soixantaine ou davantage balade ses cadets pourtant plus forts que lui comme s'il jouait avec des poupées. J'ai vu, lors de la retransmission d'un tournoi annuel au Palais des Vertus Martiales à Tokyo, un kendoka de 90 ans vaincre à plate couture un homme de 40 ans qui semblait peser le double et être un tiers plus grand. Et ça n'était ni un film d'action, ni Star Wars, c'était une réalité. Voilà le sens de la force dans la Voie du Sabre: cultiver l'esprit.

            Plus prosaïquement, la prise de conscience de sa force par l'application d'une technique, plus simple que ce que l'on pourrait croire, cultive une autre vertu de l'esprit, utile quelque soient les circonstances, et qui me faisait cruellement défaut avant: la confiance en soi. On commence bien sur à ne la ressentir qu'en combat. Mais avec le temps elle touche un à un tous les domaines de la vie: le travail, la communication, la réflexion, les défis et nouveautés, tout ce que nous vivons au quotidien. Et la Foi en soi est le premier pas vers l'éveil de la force de l'esprit.

            De cette confiance en soi, va naître une autre vertu, qui permet l'action: le Courage. Le courage, c'est une ouverture sur le monde qui n'est permise que lorsque l'on est en paix, et qu'on se sent confiant. Le courage n'est pas l'absence de peur, mais la domination de celle-ci par la confiance que l'on porte vis à vis de soi même. Le courage c'est la première interface de soi vers le monde. Il en faut, des efforts, pour cultiver son courage, mais le courage, dans sa discipline et son apparente contrainte, est le père de la première des Libertés. Un homme pleinement courageux s'est libéré de lui-même. Il est ouvert au monde. Il accepte de s'y risquer. Il accepte l'idée du sacrifice de l'ego, du renoncement à son repli sur lui-même. Il s'ouvre. La Voie du Sabre est la meilleure école de courage que je connaisse: marcher vers un adversaire en armure portant son arme au dessus de la tête, bras levés, prêt à frapper, est une épreuve de courage épuisante pour un débutant: l'armure évite d'être sérieusement blessé, pas d'avoir mal. Et n'importe qui est effrayant dans une armure de kendo, quand il est en juste Posture. Il ressemble à une montagne noire, il renvoie du plus profond de l'inconscient collectif l'image du guerrier, l'image de celui qu'on ne peut vaincre avec ses faibles moyens. Et pourtant aucun choix n'est offert: il faut avancer, et combattre. Quand vous êtes capable d'aller à l'affrontement, de cette manière, avec pleine conscience de ce que vous faites, et des conséquences possibles, que reste-t-il d'impossible ? Bien sur, comme la confiance en soi, cette forme de courage met du temps à se répandre dans toute la vie d'un individu, beaucoup de temps. Mais, là encore, cet apport dans la vie de tous les jours est indéniable.

            Le courage ouvre une porte vers la prochaine épreuve: l'Action. Mais il est parfaitement insuffisant. Il est même nuisible au début. Tous les kendokas vous le diront: au début du courage, il y a la désillusion: on se prend tannée sur tannée, comme si la présomption d'être fort était punie par la vie. Mais ces défaites sont le signe qu'on progresse. Parce qu'on n'a plus peur de perdre, parce qu'on l'accepte. Ces défaites dans les premières actions véritables, pleines de courage, renforcent l'abandon de soi, le sens du sacrifice, la Générosité, qui est un trait fondamental de l'esprit d'un homme formé selon cette école. La radinerie n'est que le prolongement matérialiste de l'égoïsme. La première leçon du combat est donc celle-ci: avant de gagner il faut se soumettre à la défaite, renoncer à sa fierté, renoncer à son complexe de supériorité qui se développe en général quand on prend conscience de sa force. Renoncer aussi à être le plus fort, ce qui n'a absolument aucun sens….

Vouloir être le plus fort c'est refuser la défaite, refuser la défaite c'est refuser le sacrifice, c'est nier son propre courage, nier son courage c'est renoncer à ce que l'on veut devenir: un homme accompli. Cette vanité naissante disparaît rapidement sous les défaites, pour peu qu'elles nous apprennent quelque chose. Et c'est dans cette phase que naît une des véritables clefs de l'éducation martiale, une de celles qui changent la vie: l'affrontement n'est pas contre les autres, sauf matériellement bien entendu, et dans le cadre du kendo je préfère le terme de confrontation. Il est contre soi. S'il y a une règle de vie qui apparaît quand on pratique le sabre, c'est celle-ci: être le plus fort est un état aussi impossible que perverti: plus on le cherche, moins on le trouve. Ce qui compte c'est d'être tous les jours capable de vaincre le soi de la veille. Il existe bien entendu, à un moment donné, un pratiquant qui est le plus fort, en fait: celui qui a vaincu tous les autres à une compétition, ou celui qui un jour vainc son maître, ou le maître le plus reconnu. Mais le lendemain il aura à affronter celui qu'il est aujourd'hui: il sera donc détrôné chaque jour de sa vie, par lui ou par un autre.

            L'Action, donc. Deuxième ouverture sur le monde après le courage. Mais pour rencontrer le succès, qui renforce la confiance en soi, et maintient ainsi le courage, il faut, en plus de l'entraînement, de la technique, la notion suivante: l'esprit de décision. Après la flemme, et la peur, il faut vaincre son ennemi intérieur suivant: l'hésitation. Il faut penser avant, prendre une décision, et ne plus penser pendant. L'action pure est vide d'intériorité, c'est un état de pure ouverture sur l'extérieur. On pense après, par retour sur expérience, mais il est important de ne pas penser pendant, pour rester attentif, disponible. On retrouve l'importance de la paix intérieure et du Vide.

Le meilleur moyen de ne pas penser pendant est de ne pas regretter ce qu'on a pensé avant. La notion de sacrifice refait surface: ici on sacrifie son destin à ce qu'on a pensé faire: on Décide. Dans le véritable esprit du Kendo, on doit vivre intérieurement chaque combat qui n'est pas un exercice dirigé destiné à renforcer sa technique (c'est à dire un combat où l'on sait dès le départ qui perd et qui gagne, et où la victoire est sans objet) comme le dernier. Comme si on pariait son existence dessus. Comme si le sabre de bambou était de métal. C'est ce qu'on appelle la dualité vie/mort du combat au Kendo. C'est ce qui mobilise l'engagement total de toutes ses ressources, c'est ce qui nécessite toutes les qualités précédentes. Perdre, être défait, prend ici toute sa noblesse: avoir combattu avec courage et esprit de décision, et perdre, c'est une défaite sincère, constructive, qui forge le caractère, qui fait renoncer un peu plus à son ego. Vaincre équilibre: la  victoire renforce la conviction, la foi en soi. Il faut admettre les deux. Mais la seule défaite inadmissible est la défaite face à soi: perdre sur une hésitation de dernière seconde, parce qu'on n'a pas décidé de son destin, est une honte pour un combattant confirmé. En tant que seule véritable défaite, elle est la pire. Elle explique aussi pourquoi la honte est pire que la "mort", puisqu'elle est engendrée par une défaillance plus grave de l'esprit.

            La Décision, c'est le Choix, et le choix, c'est la Liberté. L'esprit de décision, sur l'instant, même avec peu de temps pour réfléchir, voilà une autre vertu qui est hautement utile dans notre monde actuel. Bien sur cela ne sous entend pas qu'il faut tout faire vite sans réfléchir, bien au contraire: les choix les plus importants se voient accordés par la vie et les circonstances, la plupart du temps, un délai de réflexion suffisant. Mais cet esprit de décision dans l'instant, lui aussi est utile: en traversant une rue, en conduisant, dans toute situation dangereuse et stressante, la plupart des accidents sont dus à une ultime hésitation. Pour citer une expérience personnelle, toute simple, je peux dire ceci: si je n'avais pas connu la Voie du Sabre, je serais mort par deux fois sur la route. Seul l'entraînement à une prise de décision rapide m'a par deux fois sauvé la mise. Tout est dit. Décider, choisir, et mettre tout ce qu'on a dans le coeur et dans le ventre pour appuyer son choix, sans réfléchir, ensuite, voilà la seule façon de survivre. Et, dans un contexte plus spirituel et moins physique, peut-être une des meilleures façons de vivre pleinement.

            Reste une évidence: si possible, le choix doit être le bon. Nous en reparlerons dans la IIe partie de l'article. Mais d'abord choisir. A partir de ce stade, dès que le choix est fait: on va Agir, bouger. On est parti du corps vers l'esprit, on va revenir de l'esprit vers le corps. On va Unir le Corps et L'Esprit, en bouclant la boucle d'interaction entre les deux.

            Les maîtres de sabre le chantent à tue tête (enfin, ils le hurlent parfois): Ki Ken Tai No Ishi ! C'est un leitmotiv qui revient sans cesse à l'entraînement. Littéralement: l'esprit, le sabre, le corps, un seul ! C'est une recommandation de synchronisation parfaite qui est la base du talent au combat. Et l'ingrédient majeur, dans tout cela, c'est l'esprit, plus exactement: le Ki.

            Avec les vulgarisations des arts martiaux, le plus souvent sous des dehors de distraction, on a dit tout et même le reste du Ki. Pour un pratiquant d'art martial, c'est quelque chose de beaucoup moins magique, mais tout aussi compliqué à définir. J'ai lu des choses sur le Ki, certaines qui me semblent extraordinaires, d'autres qui sont techniques, d'autres ésotériques. Je ne sais pas moi même ce que les grands maîtres japonais (ou asiatique, puisque le Ki, écrit également Chi ou Qi, est un concept que toute l'Asie connaît) disent et pensent du Ki. Je n'ai pas une culture très développée du concept. Je peux juste vous dire le peu que j'ai appris, et surtout que j'ai ressenti.

            Quand on vous en parle, on vous dit que le Ki vient du ventre, de sous le nombril, à un point nommé Tanden "l'océan de l'énergie". La mystique japonaise plaçait l'esprit dans le ventre, et non dans la tête, avec le cerveau, qui est plutôt vu comme un instrument de pensée. Le Ki est traduit "esprit", mais je pense que la véritable traduction est "âme". Le Ki est l'âme du guerrier, et son fournisseur en énergie, et il réside dans le ventre: tout le sens mystique du seppuku (improprement appelé hara-kiri dans nos contrées) est là. Pour les anciens, faire seppuku c'était libérer son esprit de son corps, afin de racheter sa valeur en le libérant du corps, qui, pour sa préservation, ou son profit, avait trahi l'esprit, par peur, par corruption, par avarice, ou par hésitation.

            Loin de cette coutume, ce point est aussi le point que l'on vous dit de chercher à ouvrir pour respirer. Le Ki est donc lié à la Respiration. La première manifestation du Ki en art martial, c'est le cri que l'on pousse, avant, pendant, et après l'Action. Le Kiai, le cri qui unit l'âme et le corps dans le but de mobiliser toutes ses ressources dans l'Action. L'explication physiologique est toute bête: en criant, de façon sourde, rauque, puissante, vous appuyez sur les intestins si vous videz correctement vos poumons. Pour éviter de vous abîmer les cordes vocales, vous contrôlez le débit d'air, et vous ralentissez votre expiration. Crier, c'est la meilleure garantie de respirer convenablement.

            Mais le Ki, c'est bien autre chose. Pour tenter de le définir, je dirais:

Le Ki pour moi c'est la force non force, uni à la pensée non pensée. C'est ce qui se libère à l'abandon de Soi au Vide, qui est le Corollaire du Tout.

Le Ki c'est tout ce qui est fort en l'homme et que l'homme moderne, technique, rationnel, et artificiel, a oublié.

Le Ki c'est aussi l'instinct ayant libre accès au corps, mais sous contrôle d'un esprit avec lequel il ne lutte plus, avec lequel il est en harmonie.

            L'art de dominer son corps par son esprit, et ses instincts, plutôt que contre eux. Voilà ce qui libère le Ki. Le Ki, c'est l'énergie de la pulsion instinctive, contrôlée et canalisée par un esprit discipliné, qui influe sur le corps avec force et justesse. Ce n'est pas la chose que j'aie écrite qui soit la plus claire, mais je peux tenter, pour expliquer, de vous raconter la première expérience que j'aie vécu, où j'ai ressenti l'effet de cette énergie.

            Quand on commence, on manque de tout: posture, respiration, calme, concentration, vacuité spirituelle, disponibilité, courage, esprit de décision, perception. Inutile de chercher le Ki, on n'en a pas un échantillon sur soi. Ou du moins on ne sait pas le réveiller. Puis le physique s'éduque, l'esprit suit. Le plus dur est sans doute d'atteindre la vacuité. On est beaucoup trop entraîné à penser sans cesse, à calculer. L'idée de se jeter dans un combat en coupant sa réflexion est tout simplement bloquante. Jusqu'à ce qu'on comprenne que tout intelligent qu'on soit, la réflexion est un processus trop lent pour infléchir l'issue d'un affrontement qui va durer une fraction de seconde. (Parenthèse: un combat de kendo ça n'est pas le duel kitch dans les escaliers qui dure 20 minutes entre épéistes qui tapent sur l'épée de leur compère. Il dure rarement plus de quelques secondes, et rarement plus d'une ou deux secondes une fois que les adversaires sont entrés dans la garde l'un de l'autre.) Pendant ces deux secondes il va se passer une quantité incalculable de choses. C'est ce qui fait qu'avec l'entraînement on a l'impression que ces secondes deviennent élastiques, qu'elles s'allongent. C'est la perception du monde extérieur accrue par la disponibilité d'esprit et le contrôle du corps par la technique et le Ki qui donnent cette impression.

            Lorsqu'on est prêt de cet éveil, on ne rencontre la Vacuité que sous un effort immense alors qu'on est soi-même proche de l'épuisement le plus complet. Par exemple, à la fin d'un entraînement d'une demi-journée complète dans un séminaire, avec des gens d'un niveau nettement supérieur au sien et/ou des maîtres particulièrement exigeants. Vaincu pour la vingtième ou cinquantième fois, on ne compte plus. On commence à abandonner. Fatigue pesante, une tentation de déprime qui aide à l'abandon total et définitif de soi. MAIS, tout au fond de soi, loin en dessous des couches de conscience habituelle, le refus de l'humiliation qui consiste à admettre la défaite face à soi, cultivée par la pratique. Yeux baissés, souffle coupé, le corps endolori par l'effort, on est prêt à plier bagages et rentrer. La tête tourne, le cerveau saoulé par la surconsommation d'énergie et d'oxygène. A ce moment là, on regarde son arme et on se demande si on est digne d'être là, si on ne s'est pas surestimé, et trompé. Puis on relève les yeux, en reprenant son sabre (que ce soit un shinaï en bambou ne change rien: il doit être investi de l'esprit du sabre quand on désire le manier, et d'ailleurs l'étiquette vouée au matériel est la même que l'arme soit en bambou, en bois ou en métal), et là, d'un coup, tout tombe. Comme si on allait s'évanouir, mais ça n'est que la pensée qui tombe. La conscience de soi. L'ego. C'est la voix du plaignard, du pleurnichard, de la considération de son triste sort, que nous avons tous en nous, qui se tait. C'est le silence qui tombe. Et, effectivement, on sent quelque chose qui naît dans le ventre. Qui irradie dans les jambes, et le tronc, pour finir par les bras et la tête, comme s'il suivait (je ne suis pas expert en médecine mais ça doit être le cas) les principales artères du corps. Lorsque cette vague de chaleur rassurante et revigorante atteint le coeur, on oublie la fatigue. Et lorsqu'il passe à la tête (aux yeux), on se sent dans un état inconnu. C'est un moment où on astreint son corps à un effort tel qu'il joue son va-tout, comme s'il jouait sa dernière carte pour ne pas disparaître. La dualité vie/mort de la voie du sabre prend son sens. Et on s'approche de l'adversaire suivant pour un autre échange. On lève un sabre à la fois pesant et qu'on ne sent pas, et les dernières velléités de pensée se demandent avec étonnement comment on réussit de petit miracle de reprendre sa posture, sa ligne, sa respiration, son arme, et son esprit de décision. Et au "Hajime!" (Commencez) du maître, on assiste à ce qu'on fait plutôt qu'on ne le fait avec la conscience qu'on a l'habitude d'utiliser. Et on sent son corps comme vivre tout seul, rapide, vif, opportun, totalement guidé par quelque chose qu'on ne sait ni qualifier au niveau de conscience, ni d'instinct, ni de volonté. C'est un subtil mélange: c'est le Ki. Et on se réveille après son échange. En général, dans cet état, si l'adversaire était d'un niveau équivalent, il vous regarde sans comprendre, et vous lui rendez cet air étonné. Vous avez fait connaissance avec vous-même, un autre vous que vous ne connaissez pas: votre Ki.

            Avec l'entraînement, le Ki vient de plus en plus facilement, on connaît en soi les mécanismes physiques et psychologiques à déployer pour le laisser filtrer au travers de soi, pour lui donner les commandes. Pour ceux qui ont bien plus d'expérience et d'entraînement, qui sont des maîtres pour la plupart, le Ki affleure en eux même à froid. Pour ma part je ne l'ai jamais ressenti ailleurs que lors de séances longues et intenses. Mais je puis vous promettre que c'est quelque chose qui change la vie. De boucler l'interaction corps/esprit-âme, du corps vers l'esprit, de l'âme vers le corps, par le Ki. De se sentir uni à soi, enfin entier. Et je ne sais pas s'il existe une autre façon que la pratique d'un art martial pour ressentir cela aussi puissamment.

2) S’accomplir

            La rencontre avec le Ki est pour moi l'ouverture d'un autre monde, qui m'était complètement inconnu. Le Ki naît de toutes les vertus dont on a parlé, mais une fois allumé, il les renforce, sur l'instant bien sur, mais aussi, par le souvenir de son ressenti, sur la durée. Comme s'il restait toujours en sommeil, mais d'un seul oeil, une fois que vous avez su l'éveiller.

            Je suis venu aux arts martiaux parce que je sentais que j'allais apprendre des choses sur moi, mais aussi parce que quelque part, instinct, intelligence ou éducation, j'ai toujours voulu, avant même d'accomplir des choses, trouver de quoi "m'accomplir". Sans désir d'accomplissement, une vie n'a pas de sens. Et, à mon avis, chercher à s'accomplir soi est une condition nécessaire à accomplir quelque chose. Et une condition nécessaire à son accomplissement est de se connaître, et de se choisir une Voie parmi les myriades de celles qui existent. Faire des Arts Martiaux et étudier ce qui entoure ce monde, tel a été une part de mon chemin. Mais je vais m'éloigner de mon cas personnel, encore insuffisamment avancé pour être un bon exemple ici, pour parler de cette voie d'accomplissement particulière. En commençant par un définition de cheminement vers l'accomplissement: "volonté et pratique visant à s'améliorer soi-même, chaque jour, dans le but de parvenir, sous un certain jour, à tendre (au sens mathématique du terme) vers son "idéal du Moi"".

            Et ça commence par là: pour mesurer son progrès, il est évident, facile et instinctif de se mesurer à l'autre. Le challenge, l'affrontement. Je n'ai que peu connu ce stade, parce que j'ai commencé déjà vieux. Mais j'ai vu tous les enfants des dojos vivre loin des préoccupations adultes d'accomplissement personnel leur art martial de cette façon. Je pense deux choses de ce stade: il est absolument nécessaire, pour développer le caractère et le goût de l'amélioration personnelle. Outre pour des motifs physiques et éducatifs, il n'est pas nécessaire qu'il passe par les armes. Il peut être scolaire, il peut être sportif d'un autre sport, mais il est important que très vite l'idée de confrontation soit présente à l'esprit d'un enfant, pour qu'il goûte le sens de l'effort, qu'il ne se laisse pas porter par la facilité, qu'il ne se laisse pas aller à la faiblesse. Et un art martial est idéal pour assurer ceci, plus l'apprentissage de la rigueur, du respect de l'étiquette et des autres. Je parlerais du respect de l'autre en II, mais si cela peut paraître étrange de respecter quelqu'un en lui tapant dessus, je répondrais que là encore l'esprit oriental aide à comprendre: Tout est son contraire.

            La pensée occidentale oppose les contraires, ce qui a l'air directement logique. La pensée orientale pense que les contraires s'aident à se définir, et que comprendre l'un fait comprendre l'autre, ce qui à mon avis est tout aussi logique. Musashi, dans son Gorin No Sho (Traité des cinq roues), explique que la découverte de la Vacuité, du Vide, est nécessaire et suffisant à l'appréhension du Tout. Je suis d'accord pour le nécessaire, j'ai du mal avec le suffisant. Mais après tout pourquoi pas, je n'ai pas soixante ans, et je n'ai pas prétention à me comparer à cet homme. Je verrais avec le temps la réponse que cette vie m'apportera. Mais je retiens la leçon des contraires complémentaires, qui me plaît énormément, et qui explique aussi mon pressentiment pour les Buts Ultimes de la Voie du Sabre: apprendre la liberté par la contrainte auto imposée, appréhender la paix intérieure, et extérieure d'ailleurs, par des gestes qui puisent leur sens initial dans le combat.

            Comme je l'ai dit plus haut, la confrontation à l'autre éduque tout ce qui a été développé plus haut, en I.1). Et c'est un marchepied nécessaire à la vraie confrontation: celle avec soi-même. Dans la Voie du Sabre l'affrontement, la confrontation avec l'autre, c'est le Kendo. Armure, sabre en bambou, adversaire tangible, c'est un art martial qui est un sport de combat. C'est par lui qu'on commence, et c'est lui qui donne les clefs nécessaires à appréhender le match suivant, qui commence à la découverte du Ki et se prolonge ensuite en parallèle: se confronter à soi-même. Pour un puriste il est important de continuer à se confronter à l'autre quand on entame la confrontation avec soi-même. Pour quelqu'un comme moi qui cherche plus l'accomplissement personnel spirituellement parlant, si on a une bonne vision du Kendo, on peut le mettre entre parenthèse pour se consacrer à la véritable aventure: le Iaido.

            Le Iaido, ou le Iai en raccourci, est aussi un art martial, mais ça n'est pas un sport de combat. En effet le iai, est l'art de la connaissance de soi par excellence, et il est très dépouillé: il se pratique seul, et c'est un prolongement du Kendo No Kata, c'est à dire la forme codifiée du Kendo, qu'on apprend en parallèle de ce dernier art martial, avec un bokken (sabre en bois), la tenue traditionnelle, et pas d'armure. Le Iaido se pratique en costume traditionnel (de guerrier, simple et solide, pas de cérémonie !), avec un bokken au tout début, puis avec un iaito (littéralement sabre de Iai, en fait un sabre de métal non tranchant), puis enfin, pour les plus expérimentés, avec un katana véritable, ancien ou nouvellement forgé.

            C'est un art martial de formes prédéfinies, les katas, que l'on pratique dans le vide, face à un adversaire imaginaire. Pour cette simple raison il est important d'avoir fait du Kendo, pour se figurer réellement un adversaire et ne pas "danser" autour d'une éventuelle cible plus ou moins fumeuse. Une fois qu'on connaît les katas d'une (ou plusieurs!) écoles, les praticiens de haut niveau peuvent être amenés à présenter leurs propres formes, mais la richesse du Iaido, et son expression libre, proviennent plus du fait qu'avec 200 écoles historiques présentant jusqu'à quarante katas chacune, il est bien rare de trouver un geste correct face à une situation concevable et prédéfinie qui ne soit pas déjà codifiée. Le Iai est un art qui s'est construit sur une douzaine de siècles, il y a donc des gestes pour tout. C'est d'ailleurs l'origine des blagues récurrentes sur les écoles d'arts martiaux qui enseignent "le geste qui tue quand on descend un escalier sur les fesses en étant bourré et qu'on tombe sur deux adversaires, un en bas, et un autre qui manque de vous rouler dessus" ^^.

            Mais dans cette variété, le Iai est étonnamment simple, cohérent, monolithique, et il n'a rien d'un catalogue de techniques visant à être capable de pourfendre n'importe qui, n'importe quand, n'importe où, dans n'importe quel état, malgré ce que laissent voir les explications de kata. Pour une grande explication du sens du Iaido, je m'en remet à Claude Durix, pilier du Iaido en France, chirurgien, humaniste et pacifiste, qui a écrit un très bel ouvrage que je vous conseille, sobrement appelé "Iaido", et que je peux vous prêter, ayant la chance d'en détenir un exemplaire. Peu technique, assez ésotérique mais surtout philosophique, c'est un ouvrage d'un homme mûr, qui a saisi à travers la technique ce que le Iai apporte à l'esprit: une occasion de se cultiver, de s'éduquer, de ses discipliner, de réveiller son Ki, dans des conditions minimalistes très facilement  réunies, puisqu'il suffit de 10 m², d'un plafond un peu haut (^^), et entre 130 et 350 € de matériel (selon qu'on utilise un bokken ou un iaito: comptez 30 € le bokken, 100 € une tenue convenable, et environ 250 € pour un iaito de milieu de gamme. Un katana c'est horriblement cher, et c'est aussi horriblement dangereux. Je déconseille ^^) pour se pratiquer. J'ajoute qu'il peut se pratiquer en séances de 20 minutes, seul, et que c'est donc le sport le plus facile du monde à exercer niveau contrainte horaire.

            Et il permet surtout, en se libérant de la contrainte d'avoir un adversaire sous la main, de travailler sur soi. Le Iai reste un combat. Mais c'est un combat livré contre soi, contre ses imperfections de geste, ses manques dans les diverses vertus cultivées dans la Voie du Sabre, et s'il est pratiqué avec sincérité, c'est une école hors pair de l'exigence, de l'autodiscipline, et de la rigueur.

            Que de chemin dans la voie du combat et de la confrontation pour en arriver à l'harmonie et à la sagesse par non confrontation! Mais cette harmonie et ce pacifisme là n'ont rien à voir avec ceux que l'on peut avoir avant d'avoir parcouru ce chemin. Un exemple dans un contexte différent:

            Vivre au jour le jour: le célébrissime Carpe Diem qui est censé résulter de l'accouchement d'une montagne de philosophie et de sagesse. Et pourtant la souris semble bien petite: n'importe quel homme non éduqué, non instruit et se laissant aller sans rien faire vit au jour le jour. Dès lors, quelle est la valeur de ce commandement ? Il résulte d'un chemin qui amène à un stade de conscience supérieur et qui ramène à un résultat semblable en fait mais opposé en pensée. Un être plus intelligent, plus éduqué, plus averti des difficultés de la vie, va prévoir, planifier, organiser, déployer des structures, des supports, des codes, de la théorie de l'organisation pour essayer d'avoir un contrôle sur tel ou tel aspect de sa vie, dans son travail, dans sa famille, même jusque dans ses loisirs. C'est normal, et tout le monde le fait. Mais ceux qui savent s'organiser et dresser des plans savent qu'une planification de projet glisse, qu'un plan de bataille ne se déroule jamais comme prévu dans la réalité, qu'une loi est faite pour être contournée et une prévision pour ne pas être respectée. L'acceptation du destin et de la vie, qui ne peut être contrainte sans cesse, l'idée qu'on ne peut tout maîtriser et qu'il faut savoir être souple, et comprendre au jour le jour la trame de sa destinée, et la vivre pleinement sans être sans cesse dans la planification, le futur, les plans sur la comète et les châteaux en Espagne, voilà le sens de Carpe Diem. Le sage qui la suit peut avoir l'air, en apparence, de faire comme l'idiot, et vivre à court terme, sans réfléchir. Mais c'est parce qu'il est passé par le stade opposé qu'il est sage, et non stupide. Parce qu'il a appris à planifier qu'il laisse aller certaines choses moins importantes, pour avoir du plaisir à vivre.

            Cela rejoint le "Tout est son contraire" d'orient. C'est ce qui fait dire aux japonais que "la compassion est une grande vertu parmi les sept majeures d'un samurai, mais elle n'est que l'apanage de la force". Pour se permettre de penser avoir de la compassion, il faut ou faudrait pouvoir ne pas en avoir, être sans pitié et avoir la force de survivre en se comportant ainsi. On ne peut avoir de la compassion que lorsque qu'on a la force de caractère de pouvoir punir. Si on n'a pas cette force, ce qu'on appelle noblement de la compassion n'est que l'expression de la faiblesse d'un caractère. Et il n'y a pas que les japonais qui croient cela: ou parle-t-on le plus de compassion dans nos pays ? Dans la Bible, en parlant des sentiments de Dieu/Jésus pour les hommes...

            Pour atteindre un stade valable de non confrontation volontaire, il faut donc avoir la force et l'expérience de la confrontation. Le vrai pacifisme, la vrai paix, ne s'obtient qu'en passant par les stades de confrontation aux autres et à soi-même. Sans cela, il n'y a dans le pacifisme que de la lâcheté et de la peur, et dans la soi disant sérénité qu'un refus de constater le danger auquel on s'expose par sa faiblesse.

L'idéal de la Voie du Sabre est un idéal de paix depuis que le sabre n'est plus une arme de guerre valable, et que le "Jutsu" s'est fait "Do". Il doit conduire le pratiquant à un idéal de sérénité et de paix dans la force, force qui se voit, mieux, qui se ressent, et qui donne respect et autorité. Respect des autres, respect de soi, autorité sur soi, dignité, honneur. La vocation du sabre est de paix. Dans l'ère d'Edo (1600 - 1868) on disait au Japon que le meilleur sabre est celui qui reste au fourreau. Parce que celui qui s'est investi dans sa connaissance et son maniement irradie une aura de force, de respect, de quiétude, de sérénité que nul ne veut vraiment perturber. Ni un autre, ni lui même…

            Après avoir parlé de soi et de l'apport interne de la Voie du Sabre, je voudrais parler de son apport externe, et de l'apport de ses satellites dans mon propre cheminement, qui ont trait au Moyen Age féodal du Japon et à la culture des samurais. En considérant l'extérieur jusqu'en revenant à soi, en passant par l'environnement, l'autre, et enfin l'union à soi dans l'harmonie.

1) L’environnement

            En reprenant là où on avait laissé le cheminement amenant à l'illumination débouchant sur l'éveil du Ki, c'est à dire le Choix avant l'action, on revient sur l'environnement:

            Reste une évidence: si possible, le Choix doit être le bon. Ca peut paraître évident, et ça l'est même trop: l'absence de l'esprit de décision vient du fait qu'en général on veut faire le bon choix, et au final on ne choisit pas par peur de l'inconnu. On hésite, et on faillit vis à vis de soi-même. (Et on peut en mourir). C'est pour cela qu'il est extrêmement important d'apprendre à choisir avant d'apprendre à faire le bon choix. Et cette possibilité, seul l'entraînement à quelque chose de dangereux peut vous l'offrir, et vous la faire ressentir aussi vivement. Ou l'erreur vous coûtera cher, mais ne vous tuera pas. Seul sous cette contrainte on peut forcer son esprit de décision à s'épanouir. Je reconnais que cela nécessite au départ une bonne dose de caractère.

            Faire le bon choix... Comment ? En ayant les bonnes clefs en main pour optimiser sa décision. C'est à dire avoir de la technique, de l'entraînement, de la force, et aussi quelque chose qui est directement commandé par l'esprit Vide, la Posture, et la Respiration. Les artistes martiaux l'appellent "Zanshin", la vigilance, en japonais. Son symbole est le poisson, créature à l'oeil rond et sans paupière. Je l'appelle, pour enlever les notions de "inquiétude/parano/crainte" que nous mettons derrière ce terme, la Perception (de l'environnement.)

            On le dit quand on apprend à conduire. Voir, prévoir, agir. Les pilotes de combat de l'ère pré-radar le disaient aussi "c'est l'ennemi que tu n'auras pas vu qui te descendra". Pour faire une action correcte il faut être au courant de ce qui se passe autour de soi, et pour cela être attentif. Un esprit libre de toute spéculation intellectuelle est perméable. Toute information y entre et est traitée inconsciemment. Il suffit ensuite d'être à l'écoute de tout cela. C'est cela, la Perception. En condition de Vigilance maximale, c'est à dire en salle et en affrontement, cet état d'esprit peut amener des résultats impressionnants: sentir la distance à un obstacle sans le regarder, saisir derrière soi un courant d'air du à un adversaire qui se déplace, pressentir à son appui sur le sol si l'adversaire compte attaquer ou feinter, sentir de la pointe de son shinai (qui doit être "comme les vibrisses d'un chat") si son adversaire direct va tenter telle ou telle technique. Ce sont des niveaux de conscience de l'environnement qu'on ne connaît pas dans nos vies de tous les jours. Mais elles illustrent le réel apport de la Vacuité, de la disponibilité.

            A terme, la perception s'étend à des choses moins matérielles, moins tangibles. On va sentir l'état psychologique d'un individu, avoir de légers pressentiments sur certaines choses, c'est un peu comme un sens supplémentaire qui s'éveille, tout en étant simplement une utilisation inconsciente des cinq qu'on possède déjà. Etre perceptif est la clef pour faire des choix corrects quand on a la compétence de mettre en oeuvre la solution de façon convaincante. Etre à l'écoute de tout, de soi, de son environnement, de l'autre, c'est une autre grande leçon, bien difficile à appréhender, des arts martiaux. Au début, il faut des circonstances très particulières pour y parvenir, mais avec l'entraînement, tout devient plus instinctif. J'ai constaté un jour, alors que je parlais avec mon maître, le fait suivant: il tournait le dos aux autres pratiquants qui s'exerçaient, et soudain il a interpellé l'un d'eux en lui disant de corriger tel geste et telle attitude. Je lui ai demandé par quel procédé il avait identifié le défaut de geste. Au bruit des appuis sur le sol, des attaques de pied, et au bruit des sabres qui s'entrechoquent ! (pour les comiques, non, il n'avait pas de miroir devant lui !) Cela traduit qu'au bout d'un moment, on peut même suivre une conversation, technique et peu difficile intellectuellement certes, et rester avec une part de son esprit disponible et réceptif au monde extérieur.

Si cette perception en confine tout de même pas à la divination sans marc de café, elle éduque l'intuition. Intuition qui sert dans tout un tas d'autres domaines. Peu à peu l'instinct lui aussi s'éduque, et on peu avoir progressivement une piste, une orientation, avec un nombre très réduit d'informations: parce que tout un tas d'informations non tangibles et non intellectuellement traitées ont été perçues par les sens et interprété par l'instinct dans une bulle de vacuité.

            Cela peut sembler difficile, mais beaucoup l'ont pourtant expérimenté totalement inconsciemment. Exemple : vous êtes fatigué, vous rentrez d'une soirée en métro et vous êtes installé assis, seul, et vous lisez, écoutez de la musique ou les deux. Vous somnolez, mais lorsqu'arrive la station où vous descendez, même si personne ne vous le dit, l'habitude va vous alerter, et vous allez descendre au bon arrêt. Sans vous en rendre compte, la fatigue a créé en vous de la Vacuité. D'infimes détails, la luminosité des lumières de la station, le nombre de gens qui descendent, le côté de descente, l'odeur des quais, la couleur des mosaïques perçues du coin de l'oeil, vous donnent de quoi savoir sans l'intellectualiser qu'il est temps de vous lever et de descendre. Vous pouvez d'ailleurs agir au dernier moment et avec une rapidité très importante. C'est un stade de Perception similaire qui est systématiquement demandé et cultivé dans l'art du sabre. Perception qui permet d'abord de prendre les bonnes décisions, puis de s'adapter, autre clef de réussite.

            Le propre des situations où il faut décider vite et se tenir à sa pensée première est qu’elles sont mouvantes et incertaines. Sans cela, on pourrait prendre son temps pour réfléchir et effectuer un choix basé sur une intellectualisation. Aussi, il arrive que le choix fait ne soit pas bon. Il est fort possible qu'il soit trop tard. En tout cas il est trop tard pour se rétracter et changer de tactique. L'adversaire est déjà entré dans votre garde, et vous êtes à découvert. Plus possible de reculer, esquiver, parer... Ca dépend. S'il est trop tard pour penser, il n'est pas trop tard pour que parfois un petit signe de votre environnement reçu et interprété par une bonne vigilance vous laisse une toute petite dernière chance: en poursuivant dans votre geste et selon votre décision, sans penser, automatiquement une toute petite correction va vous éviter la catastrophe. Une légère inflexion de poignet, les tennismen connaissent bien le phénomène. Un changement de force d'appui sur l'accélérateur ou le volant en voiture, quand vous êtes dans un moment délicat. Jamais une hésitation (sauter du frein à l'accélérateur ou inversement) ne vous sauvera. Persister dans son geste mais le modifier légèrement peut infléchir le cours du destin. L'Adaptation relève de la Perception et du Ki. Seul, il est suffisamment rapide pour permettre le petit geste qui fait la différence entre victoire et défaite, entre gros carton et passage de justesse.

            Hors de ces circonstances extrêmes, l'adaptation enseigne la sagesse et contrecarre un défaut qui naît de la volonté de prendre des décisions claires, nettes, et définitives: la rigidité d'esprit. Ne pas hésiter, prendre des décisions et se tenir à ce qu’on fait, c'est le signe d'un caractère fort et c'est une immense qualité. Mais il ne faut pas tomber dans la psychorigidité. Il faut garder une orientation, pas un écrit à la lettre et au point virgule. Rien d'autre n'importe dans une décision que son esprit. Mais cela, tout comme l'harmonie et la paix, ne peut se comprendre que lorsque qu'on a déjà appris à décider, et qu'on a déjà subi les revers dus à un trop grand respect de sa décision. Adapter est une correction bénéfique de la Décision. L'indécision n'est qu'une absence en creux de choix, une défaite face à soi même. Faire passer de l'hésitation pour de l'adaptation est un sophisme dangereux. Mais, comme on me le faisait remarquer une fois, à juste titre, choisir de ne pas faire de choix est toujours une décision. Puisqu'on en accepte les conséquences (retard, complexification) et que de toute façon on reste mobilisé pour faire le choix décisif plus tard. Tout n'est ensuite qu'une affaire de stratégie. Stratégie qui est omniprésente dans nos vies, même à notre insu, et qui est une grille de lecture universelle de toute activité humaine. Mais ceci est un autre sujet...

            Il faut donc sentir le monde autour de soi, et, tout en faisant des choix, rester ouvert par la suite, ne pas fermer sa perception afin de pouvoir s'adapter avant l'ultime moment où se dénoue la situation. Ce flux d'information (Environnement -> Perception -> Décision -> Ki -> Action -> Modification de l'environnement -> Adaptation de l'action -> Impact final de l'Action sur l'Environnement) est aussi une histoire d'harmonie. Flux et reflux, de l'environnement à soi, de soi à l'environnement, sont en harmonie si les décisions prises sont bonnes et les adaptations bienvenues. Et réciproquement. Ce qu'on prend pour de la chance dans les actions dans notre vie quotidienne et au dojo quand on débute n'est qu'une expression de l'harmonie entre l'environnement et soi, liés par le Ki et la Perception.

            L'art du sabre cultive donc l'adaptation à l'environnement, et bien plus que ça, l'harmonisation, avec la nature, mais aussi comme nous le verrons plus tard, avec l'autre. Avec les autres. Qui sont une partie de notre environnement. Libre de pensée parasites, l'esprit vide, rempli de Ki et ressentant tout ce qui se passe autour de lui, déplacements, pensées, appuis, le budoka (pratiquant d'art martial traditionnel) est en harmonie avec tout ce qui l'entoure: il est en paix dans un océan mouvant, quelque soit sa violence. En poussant à l'extrême la logique on peut dire qu'il est son environnement, que sa conscience et son instinct ont débordé de lui et sont partis à la conquête de son entourage. C'est l'autre but ultime des arts martiaux: après la connaissance et la maîtrise de soi, après la paix et la sagesse dans l'interface qu'on a avec les autres, la fusion avec le grand tout, qui est le but mystique. Le définitif renoncement à l'ego, approchant le sacrifice bouddhiste du Soi pour le Nirvana. L'abandon de soi au collectif de la Vie, voilà l'objectif spirituel des plus avancés, et des plus mystiques, dans la Voie du sabre.

2)L'autre

            De l'environnement on passe bien vite à l'autre. Le rapport à l'autre dans les arts martiaux semble des plus ambigus. Après tout, le Kendo est un sport de combat, et ça n'est pas un vain mot. Tout pratiquant sincère use jusqu’à la dernière goutte son énergie et ses ressources à s'entraîner en entraînement, et à vaincre en combat. Le premier autre que l'on rencontre est donc l'adversaire, l'ennemi. Mais réduire l'autre à ce rôle, c'est réapprendre à tuer, et ça n'est en aucun cas un art martial au sens moderne, au sens "Do". C'est un simple entraînement au combat "Jutsu" qui n'a plus grand sens aujourd'hui. Le sabre n'est plus un instrument de pouvoir. A l'heure des bombes atomiques et des armes à feu automatique, le sabre ne peut avoir que deux intérêts: esthétique (ben oui c'est une œuvre d'art faite à la main, et c'est très beau), et vu comme instrument de développement physique et spirituel.

            Premier pavé dans la mare, l'art du sabre confère un combat gagné à l'harmonie entre les adversaires. C'est celui qui est le plus en harmonie avec les gestes de l'autre qui emporte la victoire: plus de perception, plus de Ki, plus d'adaptation. Ainsi, même avec l'adversaire, c'est l'harmonie qui récompense, et non la force brute, la violence incontrôlée, la soif de vaincre, que sais-je encore... Rien de ce qui fait un guerrier dans l'esprit populaire n'aide à vaincre sur le plancher d'un dojo.

            L'harmonie est spatiale, et temporelle. L'harmonie spatiale, ou Maai (la distance qui unit), consiste à se placer à bonne distance de son adversaire de sorte qu'en fonction de sa stature, de la votre, et de la longueur respective de vos sabres si elles sont différentes, mais aussi en fonction de l'environnement (mur et autres obstacles), votre distance à votre adversaire soit harmonieuse, pour vous, et gênante, pour lui. C'est ainsi qu'on crée la possibilité d'une ouverture, qu'on se ménage une opportunité. Dans l'harmonie avec l'environnement et avec l'adversaire considéré comme un élément spécial de l'environnement. Là encore c'est la Perception qui fait la différence.

            L'harmonie est aussi temporelle: le timing est capital. Surprendre son adversaire quand il inspire, se placer dans le bon Maai au bon moment, ce sont de gros points qui font remporter les confrontations. On retrouve ici toute l'importance de l'esprit de décision. Rien ne sert de bien réfléchir avant si pendant on n'est pas capable d'exécuter sa stratégie au bon endroit et au bon moment. Ici l'esprit de décision se fait esprit de combat. Le "fighting spirit", c'est l'art de prendre la bonne décision, de l'appliquer au bon moment, au bon endroit, tout en interdisant à son adversaire la possibilité de faire de même. C'est là que se différencient escrime japonaise et occidentale. Au Japon on apprend à attaquer de 20 façons, puis à contre-attaquer de 20 façons, puis à esquiver de vingt façons et on s'interdit de parer sans esprit offensif... et de reculer. On ne cède pas de terrain en Kendo ! Ou alors juste temporairement pour changer d'axe d'attaque. Alors qu'en occident on apprend une attaque (le coup d'estoc, se fendre), et 25 possibilités de parade. Et pourtant l'esprit offensif seul permet de garder l'initiative, qui est une autre clef du succès. La seule réaction efficace à une attaque est une contre-attaque, pas une défense, qui ne fait que temporiser et n'apporte pas d'avantage, au contraire. Si on ne bénéficie pas de toute opportunité, on laisse à l'adversaire le temps de se remettre d'une de ses erreurs, ce qui n'a pas sa place ici et qui se montre à terme désastreux stratégiquement. Le sort du monde a plusieurs fois dans le 20e siècle été décidé par des pauses malvenues de stratèges ayant manqué de cet esprit offensif quand il le pouvaient. Une parade temporisatrice n'est admissible qu'en tant que dernier recours avant la coupe et la défaite. Et c'est de toute manière une disharmonie dans le temps (rupture du rythme) et dans l'espace (parce qu'il y a toujours moyen en agissant plus tôt et plus vite de faire une contre-attaque beaucoup plus utiles et efficace).

            Mais j'admets que c'est effectivement une bien curieuse harmonie, qui, il est vrai, ne correspond pas au standard de la connotation de ce mot ici et de nos jours... J'ai une explication: tous les gens que l'on affronte au Kendo sont des condisciples du même art. Et ceux que l'on affronte la plupart du temps font partie du même dojo, du même groupe. Il n'y a donc pas d'ennemi, mais des adversaires. Et ces adversaires, hors combat, sont des partenaires d'entraînement. Dans les bons dojos dirigés par des maîtres imprimant un bon esprit, ce sont des amis. Des frères. Ils ne sont adversaires que durant les quelques secondes d'un combat qui ne débouchera ni sur la mort, ni sur une blessure (il y a très peu d'accidents au Kendo, l'armure est efficace, le shinaï permissif, et peu de risques de coups ou de luxations graves dues à des chutes ou des projections, qui ne sont pas l'objet de cet art martial. Paradoxalement, en règle générale, les arts martiaux pieds poings sont beaucoup plus dangereux que les arts d'armes). Il débouchera sur un vainqueur qui va acquérir de la confiance en lui, et un vaincu qui aura appris quelque chose. Sitôt le sabre du vainqueur abattu, il ne reste que deux partenaires qui ont, tous deux, gagné quelque chose.

            De plus, le combat n'est pas la seule activité dans un dojo. Il y a aussi bien sur les katas, qui se font en groupe, mais seuls, et pas entre les pratiquants, et ce qu'on appelle Katari Geiko, le combat dirigé. Dès le départ on sait qui gagne, qui perd, comment et pourquoi. En les pratiquant on récite une leçon. Et pour que l'exercice soit réussi, et puisque le "vainqueur" apprend plus que l'autre, c'est le "vaincu" permanent qui dirige l'exercice. Et pour que la direction soit bonne, c'est le plus expérimenté des combattants qui essuie les plâtres et se fait taper dessus. Belle leçon d'humilité. Bel exemple de coopération, d'aide du plus faible par le plus fort. Le dojo idéal est un modèle social d'entraide, où le talent et la compétence de chacun sont mis au service de tous, et où celui qui sert le plus les autres est le maître, qui, lui, fait autorité pour ses élèves, et ne fait que donner. Tiens, quel heureux hasard! Rappelons que le mot "samurai" ne veut ni dire "guerrier", ni "surhomme", ni "noble", mais veut dire "celui qui sert". Souvenons nous de ce que nous avons dit sur le sacrifice, et sur l'abandon de l'ego...

Tout est toujours très hiérarchisé dans la société japonaise, et ce depuis que cette civilisation existe. Cela tient à deux choses : comme beaucoup de civilisations asiatiques, elle a un fond collectif, et une coutume de respect des anciens, de « ceux qui sont nés avant » : c’est la traduction littérale du mot « Sempai ». On retrouve le même kanji se prononçant « Sen/m » dans Sensei, le maître. Le Japon a ceci de particulier par rapport à la Chine, l’Inde, et leurs sphères d’influence, qu’il présente l’intérêt d’avoir aussi un courant de pensée individualiste fort qui vit parallèlement au collectivisme latent importé de Chine aux tous débuts de la création de la nation japonaise. La religion shinto, en effet, si connue surtout pour son culte des ancêtres, insiste sur la détermination des êtres et du devenir de leur âme et de leur descendance par leurs actes individuels, philosophie curieusement proche des canons occidentaux. C’est ainsi que le Japon vit des scissions sociales qui le rapprochent tantôt de l’Asie continentale, tantôt d’une mentalité qui renvoie un peu plus à l’Occident. Sans individualisme, sans culte de l’accomplissement personnel de la vie, le Japon ne se serait pas construit autour du concept individualiste d’une entité singulière définissant la société : le guerrier. Certes, le guerrier sert son maître, mais son maître doit servir la morale nationale, c'est-à-dire, quelque part, les autres, et plus il est puissant, plus ses responsabilités sont lourdes, et plus le regard des autres est critique sur lui.

Il n’y a pas de fuite en avant et de déresponsabilisation comme en Europe : le fait d’avoir un dieu bien humain et bien vivant, l’Empereur, et le fait que ce dernier n’ait un pouvoir que spirituel et représentatif, le vrai pouvoir étant aux main du plus grand Daimyo (seigneur féodal), le Shogun, ne donne pas pouvoir à un homme de ne devoir service qu’à Dieu, c'est-à-dire, socialement, à personne. L’équilibre des puissances féodales, qui rend la situation de Shogun instable, force ce dernier à œuvrer à l’union de la nation, et au maintien de la puissance économique, du rayonnement culturel et de la bonne santé de son Clan et de ses alliés. Les pensées politiques nippones féodales apparaissent comme curieusement modernes aux yeux d’un occidental. Si le pouvoir n’est nullement démocratique, il mélange un curieux amalgame de morale et de pratique qui s’entrecroise. Il est ainsi honteux d’accumuler des richesses personnelles qui dépassent la richesse globale moyenne de son Clan. Après tout, un guerrier destiné à mourir hors de son lit, ne doit logiquement n’avoir que faire des richesses matérielles (du luxe) tant qu’il a ce qu’il faut pour vivre sans s’en occuper (autre chose à faire). Aussi, bien qu’il y ait riches et pauvres, comme partout, les écarts sont moindres, puisque la philosophie guerrière, fruste, récompense plus la valeur de l’individu que ses possessions. Attendu qu’il est considéré comme normal qu’un seigneur jugé puissant soit riche, l’un impliquant l’autre. Mais si la valeur individuelle n’est pas collectivement reconnue, l’abus de biens est considéré comme une infamie… pouvant servir de prétexte à un « putch » extérieur, c'est-à-dire au renversement militaire d’un seigneur féodal faible par un autre. Cette sélection assure le maintien d’une morale millénaire, et, aussi étrange que cela puisse paraître, équilibre les pouvoirs et donne sa chance à tout le monde : en effet le Japon féodal n’est pas une société de castes imperméables : nombre de nouveaux Samurais sont fils de paysans ou d’artisans. Et, trop pris par la guerre pour récompenser des incapables, la progression sociale ne se fait qu’au mérite individuel. Non par justice, mais par intérêt pratique. Il est ainsi curieux de constater que c’est en apparence un climat politique apparemment totalement intenable qui assure la limitation de population d’une oligarchie inutile et incompétente, limite la corruption et l’abus de « bien social », et au final assure un élan vital très important dans une population ou si la misère n’est pas assistée, un progrès dans sa vie reste possible, ce qui sépare le Japon d’une civilisation continentale à l’époque fortement marquée par l’Inde.

Ce n’est qu’en 1600, après la bataille de Sekigahara qui scelle le nom de Tokugawa comme Shogun ayant enfin uni (conquis) le pays entier, qu’un climat de paix sur le modèle de l’Empire Romain s’érige : on parle même en histoire de « Pax Tokugawa ». Avec cette paix, la noblesse d’arme, comme en Occident, se trouve désoeuvrée et entre en décadence : constitution d’une cour Shogunale et Impériale, institutionnalisation de l’hérédité des titres (qui existait auparavant, mais qui était contrebalancée : nombre d’histoires du Japon relatent la chute d’un clan gouverné par un fils indigne de son père, incapable et trop attaché à la vie facile) et la possibilité de monnayer les charges qui s’y rattachent. Et un système de classe imperméable est érigé selon la philosophie japonaise : les plus (anciennement) utiles d’abord, jusqu’au plus inutile ensuite. Le classement n’est pas en rapport avec la richesse : on trouve les marchands tout en bas, puisqu’ils ne tirent leur subsistance que du travail des autres, sans risques, c’est donc un privilège indu.

Mais revenons au sujet. Comme beaucoup de modèles sociaux, le modèle féodal est basé sur le modèle familial. Il y est même fondu. Résumons : les enfants se doivent à leur mère au regard du foyer et à leur père au regard de leur comportement dans le monde. La femme se doit à son mari dans le monde et le mari se doit à sa femme dans la cellule familiale. L’homme, dans le monde, se doit à son maître et à son seigneur. La piété filiale est le ciment de la nation japonaise, et elle est double. En effet, chaque garçon se voit dès le départ de sa vie publique attribué un autre père : le maître. Cette figure du père instructeur public s’entremêle au passage à l’âge responsable (15 ans) à celle du maître seigneur, au suzerain. Couramment, ainsi, un jeune samurai se voit vivre sous une triple autorité paternelle : le père, le maître, le suzerain, et au-delà, l’empereur. La population entière se retrouve ainsi plus ou moins lié à plusieurs figures, toutes également liées entre elles, qui dessine un concept de nation famille assez unique en son genre : chacun se doit à plus vieux et à autorité supérieure, mais chaque rang d’autorité supérieure vit avec la responsabilité des autres, égaux et inférieurs. Tant que cette responsabilité, par la pression sociale, perdure dans son vrai sens, l’équilibre est assuré.

Attention, il n’est pas « juste » au sens judéo-chrétien du terme. Mais il est admis que les inégalités entre les individus sont fermement chevillées à ce qu’ils ont pu accomplir dans leur vie.

Ce sens de la collectivité et de l’émulation sociale est omniprésent dans l’art du sabre, dans la vie des dojos :

- Le Maître a tout pouvoir (dans le cadre de la loi bien sur) dans son dojo. Cela est indépassable et son jugement a priorité en tout. Mais il est responsable de tout aussi. Ainsi un maître dont l’enseignement et le jugement serait faussé par des déviances personnelles, des défauts ou des choses n’ayant pas lieu d’être (favoritisme, jugement partiaux, etc.) ne tarderait pas à voir ses disciples changer de dojo, et ainsi ternir la valeur de son enseigne. Cet équilibre si simple qu’il pourrait être économique, montre que l’Esprit est au dessus de tout dans la civilisation nippone, et que le Maître reste reconnu et valorisé comme tel tant qu’il se soumet à cet Esprit. Comme tous les autres. C’est une forme « d’égalité » sociale. Et puisque ce système est écrit, connu de tous, et n’est que philosophico-mytique, et non pas religieux au sens occidental du terme, ses voies ne sont pas impénétrables, ce qui limite considérablement les abus, et force chacun à se montrer droit et responsable. Un bon maître se doit d’être intransigeant, d’un caractère fort, doit faire montre d’autorité, et bien entendu de compétence. Il doit également avoir un bon feeling de la nature profonde des gens. En résumé, être à sa place parce qu’il en a les compétences, les qualités humaines, et y rester de par son autorité. Il reste à noter que c’est le disciple qui choisit son maître et non l’inverse. Il est même libre d’en changer.

- A côté de la figure de père spirituel du maître, il existe une relation collective qui hiérarchise les disciples entre eux : c’est la capitale relation sempai/kohai. Le maître ne pouvant s’occuper de tout, chaque disciple se voit attribuer un parrain plus âgé, plus avancé dans la voie. C’est lui qui apprendra les bases annexes (s’habiller, se présenter, le vocabulaire), les sempais sont aussi les responsables de l’ambiance et de l’étiquette dans un dojo : ce n’est pas au maître de faire la police quand cela est nécessaire, et ceux qui ont eu un maître japonais savent qu’il est souhaitable de ne pas excéder les limites, en général larges, mais pas inexistantes, de sa patience. (10 plaies d’Egypte garanties si il s’y met ^^) Le Sempai est aussi le partenaire d’entraînement préférentiel, celui qui fera aussi office de répétiteur des enseignements du maître pour chaque étudiant, le maître ne se chargeant que des cas les plus difficiles (ou intéressants), et se bornant en général à superviser les activités du dojo… avec vigilance.

- Le Kohai, c’est le bleu, le jeune, le nouveau. Si sa place peut paraître peu enviable et si ce qui lui est dévolu peut sembler humiliant pour un occidental (responsables collectifs de la propreté des lieux, du rangement du matériel, de toutes les besognes inintéressantes en général), en fait il est celui qui retire le plus du groupe, et celui qui apporte le moins. Il apprend du maître et de son sempai, et ce qu’il doit assumer dans les à côtés de la vie pratique du dojo, lui apprendra la patience, l’humilité, lui forgeront le caractère… Et ses manquements à ses devoirs seront une excellente occasion d’apprendre davantage : il n’est pas rare de voire les mauvais élèves, agités, turbulents, devenir les meilleurs éléments d’un dojo, pour cause… d’heures supplémentaires, et de l’attention toute particulière d’un maître toujours… intéressé… par les cas difficiles.

C’est curieusement pour cela que l’éducation traditionnelle des japonais est curieusement permissive pour les enfants. Plus que la discipline et l’obéissance, qui viendront plus tard, il est important que les enfants aient du caractère. Il faut que leur tempérament soit fort, pour qu’une fois canalisé et contraint, leur Ki soit puissant.

Un dernier mot sur ce modèle de microsociété que représente le dojo d’art martial traditionnel : quelle place pour les femmes ? Evidemment, une civilisation centrée sur la figure du guerrier lui ménage une place modeste socialement. Et dans les dojos de sabre les filles sont rares… Mais nullement absentes ! L’idée de la valeur de l’individu sur ce qu’il fait et non sur sa naissance assure une possibilité d’intégration féminine à la société des dojos, qui ne s’y prête guère, ne serait-ce qu’au niveau de l’intérêt suscité qui attire principalement un public masculin. Mais d’expérience le traitement des filles dans un dojo n’est ni plus ni moins favorable que celui de leur condisciples masculins. Il n’est jugé ni choquant ni étrange d’avoir un sempai féminin (ça a été mon cas), ni même un maître, bien que cela soit rare aux vues du déséquilibre de population. Curieusement, le naginatado, l’art de la hallebarde, est un art martial très féminisé, à l’inverse du kendo. L’experte mondiale qui fait autorité dans la discipline est japonaise, elle doit avoir dans les 80 ans, et est 10e dan hanshi de hallebarde, soit le plus haut grade, réservé d’ordinaire soit au maître fondateur de la discipline, soit à une rareté tous les demi siècles pour les arts dont l’enseignement remonte trop loin dans le passé pour définir un fondateur. Cette vénérable grand-mère est mariée à un kendoka de son âge, 9e dan hanchi de kendo et iaido. Et ils font les représentations les plus remarquées des réunions annuelles au Palais des Vertus Martiales. Comme quoi rien n’est impossible à qui veut suivre la Voie. Comme le disait Maître Okada Morihiro, (cité d’après Pierre Delorme) : « Il suffit d’avoir un cœur honnête ».

Voici donc un rapide passage sur l’univers de la Voie du Sabre, et ce qui m’y intéresse. Je n’ai jamais vécu idéologiquement, ou au niveau de l’éthique personnelle, dans la facilité.

Attiré par le challenge, la difficulté constructive, je l’ai toujours été. Etant né plus « intellectuel » que physique ou mystique, tout cela restait fort théorique pour moi, au point de ne pas paraître en surface, et même de laisser entendre que la facilité me satisfaisait : piège grossier où on se sent rapidement empêtré quand on ne communique pas des ces centres d’intérêts, et que ceux-ci sont, à la fois théoriques et enfermés au fond de soi, hors de portée de la société qui nous baigne. Il en résulte de grave dissensions, internes et externes.

Et ces trop multiples dissensions, internes, entre corps, âme, et esprit, externes, entre la façon dont on est perçu et ce qu’on est en vérité, finissent par coûter cher lorsque le temps est venu de se définir, et de s’affirmer, en tant qu’entité autonome vis-à-vis de ses pairs. On ne peut définir que quelque chose de cohérent et n’affirmer avec force et conviction que ce qui plaît un minimum. J’ai vécu à l’inverse d’un enfant japonais de ces temps là. Confort, sécurité, et vécu le développement d’une interface sociale facile, affable, faible et gentille, avant le développement du caractère. Séparé par une différence importante de développement physique et intellectuel, séparé entre une interface sociale « facile » et un désordre interne complet, certes riche et entretenu, mais surtout en vase clos, je me suis retrouvé au seuil de mon affirmation au monde sans rien de cohérent ou de cher à mes yeux à affirmer : soit instable, soit sans valeur, soit trop privé pour être affiché. Devant la principale question de mon existence, posée par mon entourage et par la vie, je n’avais pas de réponse.

Je regarde aujourd’hui ce que j’étais auparavant et je me rend compte de mes immenses failles qui se devaient d’être comblées pour former un être digne d’être considéré comme adulte. J’étais juste une envie, une motivation, une énergie non exprimée mais vive, et totalement chaotique sous une coquille Mr tout le monde qui ne me ressemblait pas parce qu’elle ressemblait à la fois à tout le monde et à personne.

Je devais constituer un corps délaissé de nombreuses années, et aussi combler des lacunes comportementales, pour reconstituer un individu cohérent et apte à satisfaire à un minimum de mes propres exigences. Retrouver structure et estime. Trouver de la force, perdre de la timidité, trouver confiance en soi, assurance, repos de l’esprit, mais aussi démonter un double complexe d’infériorité et de supériorité qui se développe souvent lorsqu’on est pas uni à soi, pas en phase avec soi. Trouver le courage de casser un masque social ridicule et d’accepter l’interface entre les autres et le vrai soi. Abandonner l’isolement, accepter le sacrifice d’une sécurité stérile, se livrer aux autres. Agir de soi-même, faire montre d’initiative, Choisir, être libre, et surtout libre de soi. Et, de là, affronter les autres, et s’affronter soi, enfin.

Se restructurer, renaître, et trouver la réponse à qui on est. C’est point par point la démarche spirituelle de la Voie du Sabre. Attiré par le challenge et la difficulté d’une Voie qui en apparence ne me correspondait absolument pas, mais qui, de par l’enrichissement du à la différence, a commencé à m’apporter tout ce que je n’avais pas. A compléter ma personne, et de trouver un vrai sens personnel au mot « individualité ». Qui suis-je ? Comment appréhender ce monde ? Ou trouver la force de faire face à la vie, et aux gens autour de moi ? Ces questions métaphysiques, elles nous hantent, tous, un jour ou l’autre. Elles hantent encore davantage ceux qui se posent des questions sur la vie, et ceux qui se rendent compte que trop de choses ne vont pas en eux.

La Voie du Sabre m’a séduite plus que tout parce qu’elle n’apporte pas de réponse. Elle n’apporte qu’un exercice incluant la totalité de Soi, un exercice qui forge ou reforge tout en un ensemble cohérent. Elle apporte les outils qui aident à trouver la réponse, mais, au final, elle n’impose aucun dogme.

J’admets bien volontiers qu’il doit exister d’autres voies mystiques, religieuses, philosophiques, qui conduisent à un apport similaire… Au niveau de l’esprit. Je ne connais par contre aucune discipline physique qui ait un tel apport. Globalement c’est l’aspect « solution complète », ou plutôt « boîte à outil générale » qui m’a intéressé : il est bien rare de croiser dans sa vie un concept qui permet de combler 99% de ses défaillances reconnues en pratiquant une seule chose sérieusement.

Mais quelque part la Voie du Sabre n’est jamais loin de la mystique asiatique. Une sommité du Zen, relevant d’une grave maladie décrétée incurable par ses médecins, grâce à un séminaire de quelques mois de Kendo, a déclaré, lorsqu’on lui a demandé pourquoi un homme de son âge et de sa sagesse pratiquait un « sport de combat », donc en apparence violant, contradictoire avec sa pensée, et son état de santé, une phrase lapidaire dans le plus pur style nippon : « Zen Ken No Ishi ». Littéralement « Zen Epée un seul », traduisez « Le Zen et la pratique du sabre relèvent du même esprit ».

A la question du pourquoi de mon attirance pour une arme, et une discipline apparemment pleine de violence qui ne semble pas me ressembler, voici ma réponse achevée.

Quand, au calme de la campagne de l’arrière pays héraultais, où je me repose en vacances, je regarde mes sabres, voilà quelle histoire ils me racontent. L’histoire de la reconstruction d’une vie et d’un individu. Lorsque je me suis retrouvé devant un chantier si vaste dont mon sort allait totalement dépendre à court et à long terme, face aux angoisses, à la peur, au doute, ce n’est ni l’amitié, que je ne savais pas chercher, ni l’amour, dont je me sentais indigne, qui est venu à moi pour m’apporter le minimum sur lequel je devais m’appuyer pour avoir le courage de vivre en homme libre. C’est une pièce d’acier courbe, d’un kilo environ, élégante et élancée, son histoire, et la pensée de ceux qui en ont fait ce qu’elle est. Voilà ce qu’évoquent cette arme, et l’esprit qui l’entoure, pour moi.

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